Avis sur projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire du Conseil d’État, Section Sociale, 19 juillet 2021, numéro 403.629
Ce n’est que le début d’une longue “fiction” (et désormais une réalité) juridique du “passe sanitaire”. Voici le premier épisode de la série juridique et judiciaire du “passe sanitaire”.
Le Gouvernement français a soumis au Conseil d’État pour avis un projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire (possibilité ouverte depuis la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 avec les articles 37 et 38 de la Constitution française du 4 octobre 1958)
Avec ce projet de loi, et selon la volonté de Monsieur Emmanuel MACRON, Président de la République, le Gouvernement tend à vouloir rendre obligatoire le “passe sanitaire” qui constitue un “passeport vaccinal”, c’est-à-dire une attestation justifiant de l’injection d’une ou deux doses (selon les hypothèses) de vaccins contre le SARS COV 2 ou plus communément appelé le Covid-19.
Ce projet comporte six mesures principales :
– 1/ la prorogation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 31 décembre 2021 pour la métropole et jusqu’au 30 septembre 2021 pour la Réunion et la Martinique ;
– 2/ la possibilité de placement et de maintien à l’isolement pour des raisons sanitaires ;
-3/ la modification du cadre juridique applicable aux systèmes d’information dédiés à la lutte contre l’épidémie de covid-19 et mais également des autorités autorisées à y accéder ;
-4/ le placement à l’isolement pour une durée de 10 jours de toute personne dépistée positive à le Covid-19 ;
-5/ la création d’une obligation de vaccination contre le Covid-19 pour les professionnels en contact régulier avec des personnes vulnérables et pour des personnes travaillant dans les mêmes locaux que ces professionnels ;
-6/ la création d’une autorisation d’absence pour se rendre aux rendez-vous médicaux liés aux vaccinations contre le Covid-19 pour les professionnels concernés par cette obligation susvisée.
En limitant cette brève synthèse de l’avis du Conseil d’État à la création d’une obligation de vaccination (appelé “passe sanitaire”), il convient de retenir que :
– Considérant 11 :
“Le Gouvernement prévoit, en deuxième lieu, d’étendre ce cadre juridique à de nombreuses activités de la vie quotidienne tant pour le public que pour les professionnels et bénévoles qui y interviennent :
– les déplacements de longue distance par transport public au sein du territoire national ;
– l’ensemble des activités de loisirs ainsi que des foires et salon professionnels ;
– les activités de restauration ou de débit de boisson ;
– les établissements accueillant des personnes vulnérables, sauf en cas d’urgence ;
– les grands centres commerciaux.”
– Considérant 12, le “passe sanitaire” peut, dans certains cas, porter atteinte particulièrement forte aux libertés fondamentales :
“Le Conseil d’État constate que cette extension considérable du champ d’application du dispositif a pour objectif de permettre de limiter l’exercice des activités considérées aux personnes présentant une moindre probabilité de développer ou de transmettre la maladie. (…) Le Conseil d’État souligne cependant qu’une telle mesure, en particulier lorsqu’elle porte sur des activités de la vie quotidienne, est susceptible de porter une atteinte particulièrement forte aux libertés des personnes concernées ainsi qu’à leur droit au respect de la vie privée et familiale (…) “
– Considérant 12, le “passe sanitaire” peut être assimilé à une obligation de soins ce qui implique d’encadrer strictement son usage :
” (…) le fait de subordonner certaines de ces activités à l’obligation de détenir un certificat de vaccination ou de rétablissement ou un justificatif de dépistage récent peut, dans certaines hypothèses, avoir des effets équivalents à une obligation de soins et justifie, à ce titre, un strict examen préalable de nécessité et de proportionnalité, dans son principe comme dans son étendue et ses modalités de mise en œuvre, au vu des données scientifiques disponibles.”
– Considérant 12, le “passe sanitaire” ne saurait être justifié par le seul fait d’éviter une nouvelle vague ou un nouveau couvre-feu ou confinement :
” (…) La simple circonstance, mise en avant par le Gouvernement, selon laquelle cette mesure serait de nature à prévenir à une échéance plus lointaine de restrictions plus strictes ne saurait suffire à elle seule à justifier de la proportionnalité de la mesure.”
– Considérant 13, le “passe sanitaire” doit avoir pour but de limiter la propagation et non pour objectif d’inciter à la vaccination :
“Le Conseil d’État souligne ainsi que l’application du « passe sanitaire » à chacune des activités pour lesquelles il est envisagé de l’appliquer doit être justifiée par l’intérêt spécifique de la mesure pour limiter la propagation de l’épidémie, au vu des critères mentionnés précédemment et non par un objectif qui consisterait à inciter les personnes concernées à se faire vacciner.”
– Considérant 14, pour les activités de loisirs, les restaurants ou débits de boissons, foires et salons professionnels, le “passe sanitaire” serait justifié :
“Le Conseil d’État estime qu’au vu des éléments communiqués par le Gouvernement ainsi que des avis du Conseil scientifique précédemment mentionnés, le fait de subordonner l’accès à des activités de loisirs, à des établissements de restauration ou de débit de boissons et à des foires et salons professionnels à la détention d’un des justificatifs requis est, en dépit du caractère très contraignant de la mesure pour les personnes et les établissements concernés, de nature à assurer une conciliation adéquate des nécessités de lutte contre l’épidémie de covid-19 avec les libertés, et en particulier la liberté d’aller et venir, la liberté d’exercer une activité professionnelle et la liberté d’entreprendre. “
– Considérant 15, pour les déplacements longues distances, le “passe sanitaire” est admis mais ne doit pas empêcher les personnes non vaccinés de voyager munies d’un test de dépistage:
“Le Conseil d’État s’est ensuite interrogé sur le point de savoir si le fait d’exiger l’un de ces justificatifs pour les déplacements de longue distance au sein du territoire national répondait aux conditions de nécessité et de proportionnalité. (…) Le Conseil d’État estime que le Gouvernement ne peut prévoir que pour ces déplacements, il puisse être exigé du public certains seulement des trois justificatifs qui peuvent être présentés pour l’accès à certains établissements, activités ou évènements, ce qui pourrait conduire à exclure la possibilité de se prévaloir des résultats d’un test de dépistage. En effet, une telle mesure aurait pour effet de priver les personnes non vaccinées de toute possibilité de prendre l’avion ainsi que le train ou le bus pour de longues distances, ce qui porterait une atteinte disproportionnée à leur liberté d’aller et venir et à leur droit au respect de la vie privée et familiale.”
– Considérant 16, le “passe sanitaire” est admis pour le personnel soignant alors que les patients ne seront eux pas soumis à cette obligation :
“Le Conseil d’État relève ensuite que le projet de loi prévoit d’imposer la présentation d’un « passe sanitaire » pour l’accès à certains établissements de santé, médico-sociaux et sociaux (…). Le projet précise que les personnes prises en charge dans ces établissements ne seront pas soumises à l’exigence de détention d’un tel justificatif, s’agissant de l’accès à des services de première nécessité. Eu égard aux impérieuses considérations de santé publique qui la justifient et aux restrictions ainsi apportées quant à son champ d’application, le Conseil d’État estime que la mesure ne se heurte à aucun obstacle constitutionnel ou conventionnel.”
– Considérant 17 : Pas de “passe sanitaire” dans les centres commerciaux car les personnes non vaccinées se verraient limiter l’accès à des produits de première nécessité :
“Le Conseil d’État note, en revanche, s’agissant de l’application de cette mesure aux grands centres commerciaux, que les éléments communiqués par le Gouvernement, notamment les données épidémiologiques et les avis scientifiques, ne font pas apparaître, au regard des mesures sanitaires déjà applicables et en particulier des exigences qui s’attachent au respect des gestes barrières, un intérêt significatif pour le contrôle de l’épidémie alors qu’elle contraint les personnes non vaccinées, en particulier celles qui ne peuvent l’être pour des raisons médicales, à se faire tester très régulièrement pour y accéder. Il constate que cette difficulté est susceptible de concerner tout particulièrement l’acquisition de biens de première nécessité, notamment alimentaires, et cela alors même qu’aucun autre établissement commercial ne serait accessible à proximité du domicile des intéressés. Il en déduit que cette mesure porte une atteinte disproportionnée aux libertés des personnes concernées au regard des enjeux sanitaires poursuivis. Le Conseil d’État relève en outre que la différence de traitement qui en résulte pour les établissements similaires selon qu’ils sont inclus ou non dans le périmètre d’un grand centre commercial n’est, en l’état des éléments communiqués, pas justifiée au regard du principe d’égalité, compte tenu des objectifs de santé publique poursuivis. Il ne retient pas, en conséquence, cette disposition.”
– Considérant 18 : le “passe sanitaire” est admis pour les professionnels et bénévoles intervenant dans les lieux, établissements, services et évènements où le “passe sanitaire” trouvera à s’appliquer mais qu’il peut être présenté, en lieu et place du “passe sanitaire” un certificat de dépistage négatif. Le Conseil d’État écarte la possibilité d’admettre (pour l’instant) un licenciement ou une cessation de fonction en l’état du projet de loi mais n’y ferme pas la porte pour autant :
“Le Conseil d’État estime que le fait d’imposer la détention du « passe sanitaire » à l’ensemble des professionnels et bénévoles intervenant dans les lieux, établissements, services et évènements où le dispositif trouvera à s’appliquer ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’exercice de leur activité professionnelle par les intéressés.
Il souligne en particulier qu’il sera loisible aux personnels concernés qui ne disposeraient d’un justificatif de vaccination ni d’un certificat de vaccination, d’exercer leur activité en présentant un certificat de dépistage négatif et que seuls ceux d’entre eux qui s’abstiendraient de présenter un tel certificat pendant une période de deux mois consécutifs s’exposeraient à un licenciement ou à une cessation de fonction. Le Conseil d’État estime toutefois que les dispositions relatives à un éventuel licenciement ne peuvent pas être retenues pour les motifs exposés au point 35.”
Considérant 35 : ” (…) Le Conseil d’État estime ainsi nécessaire de compléter le projet de loi afin de rendre applicable à ce nouveau motif de licenciement les procédures prévues pour le licenciement mentionné à l’article L. 1232-1 du code du travail (…).
S’agissant, d’autre part, des agents publics, le Conseil d’État considère, pour les raisons déjà énoncées au point 34, que les dispositions mentionnées au premier alinéa du présent point auraient dû être soumises pour avis au Conseil commun de la fonction publique et qu’il ne peut dès lors les retenir en ce qu’elles s’appliquent aux agents publics. Comme pour les salariés, ces dispositions appellent en outre des compléments, de façon à assortir des garanties nécessaires la procédure spéciale de licenciement ainsi prévue, (…)”
– Considérant 21 : le manquement à l’obligation du “passe sanitaire” sera sanctionné par une contravention de cinquième classe puis d’un délit (1 an d’emprisonnement maximum et 9.000 euros d’amende maximale) s’il y a 3 verbalisations dans un délai de 30 jours :
“Le projet de loi détermine ensuite les sanctions pénales à l’encontre des personnes qui méconnaissent l’obligation légale qui s’impose à elles de contrôler le respect par les intéressés de détenir un tel justificatif. Dans sa version transmise au Conseil d’État, il prévoyait que cette infraction était punie d’un an de prison et 9 000 euros d’amende. A la suite des échanges avec le Conseil d’État, qui estimait que de telles peines étaient, en l’absence de constat de récidive, manifestement disproportionnées au regard de la gravité des manquements observés, le Gouvernement a transmis une saisine rectificative prévoyant que l’infraction est punie d’une contravention de cinquième classe, les faits n’étant punis de la sanction d’un an de prison et de 9 0000 euros d’amende que s’ils sont verbalisés à plus de trois reprises dans un délai de trente jours. Le Conseil d’État considère que la nouvelle sanction envisagée n’appelle plus d’observations.”
– Considérant 22 : l’isolement et la quarantaine de 10 jours seront possibles avec possibilité du choix du lieux de la quarantaine (sauf opposition du préfet) et la faculté d’y mettre un terme en présentant un test de dépistage négatif :
“Le Conseil d’État rappelle que, dans le cadre du régime de l’état d’urgence sanitaire, le Premier ministre peut ordonner, sur le fondement du I de L. 3131-15 du code de la santé publique, des mesures ayant pour objet la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées par la maladie à l’origine de la catastrophe sanitaire ainsi que le placement ou le maintien en isolement des personnes affectées par cette pathologie. (…) Ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel, (…) (Conseil constitutionnel, décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, paragr. 32 à 47).
(…) Il relève par ailleurs que le projet de loi permet le choix par la personne du lieu d’hébergement entre son domicile, sous réserve de l’absence d’opposition du préfet, et un autre lieu adapté et qu’il garantit l’information des intéressés sur les voies et délais de recours et les modalités de saisine du juge des libertés et de la détention. Le projet prévoit, en outre, la cessation de la mesure de manière anticipée dès que l’état médical de la personne le permet. Le Conseil d’État propose d’ajouter au projet de loi la précision selon laquelle le placement en isolement cesse de s’appliquer avant l’expiration du délai de dix jours si un nouveau test réalisé fait apparaître que les intéressés ne sont plus positifs au virus de la covid-19. “
– Considérant 28, l’instauration d’une obligation vaccinale est admise par le Conseil d’État :
“Au vu de la situation actuelle de l’épidémie et des effets bénéfiques attendus, le Conseil d’État considère que l’instauration d’une obligation vaccinale est proportionnée à la lutte contre l’épidémie de la covid-19 et ne se heurte, dans son principe, à aucun obstacle d’ordre constitutionnel ou conventionnel.“
Dans le détail, le Conseil d’État rappelle que :
“l’instauration d’une obligation vaccinale s’inscrit dans un cadre constitutionnel et conventionnel bien établi.
Il note, en premier lieu, que le Conseil constitutionnel juge : « qu’il est loisible au législateur de définir une politique de vaccination afin de protéger la santé individuelle et collective ; qu’il lui est également loisible de modifier les dispositions relatives à cette politique de vaccination pour tenir compte de l’évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques ; que, toutefois, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances scientifiques, les dispositions prises par le législateur ni de rechercher si l’objectif de protection de la santé que s’est assigné le législateur aurait pu être atteint par d’autres voies, dès lors que les modalités retenues par la loi ne sont pas manifestement inappropriées à l’objectif visé » (Conseil constitutionnel, décision n° 2015-458 QPC du 20 mars 2015, cons. 10). Le Conseil d’État en déduit que le principe d’une obligation de vaccination ne méconnaît, dans son principe, ni l’objectif de protection de la santé énoncé par le 11ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, ni le droit à la vie et à l’intégrité physique, ni le principe de dignité de la personne humaine ni la liberté de conscience. Il revient toutefois au Conseil d’État de vérifier que les modalités retenues par la loi instaurant cette obligation de vaccination ne sont pas manifestement inappropriées à la lutte contre l’épidémie de la covid-19.
Le Conseil d’État relève, en deuxième lieu, que la Cour européenne des droits de l’homme juge que la vaccination obligatoire, en tant qu’intervention médicale non volontaire, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (CEDH, décision n° 24429/03 du 15 mars 2012, Solomakhin c. Ukraine, paragr. 33). Pour déterminer si cette ingérence peut emporter violation de l’article 8 de la Convention, la Cour recherche si elle est justifiée au regard du second paragraphe de cet article, c’est-à-dire si elle est « prévue par la loi », si elle poursuit l’un ou plusieurs des buts légitimes énumérés dans cette disposition et si elle est à cet effet « nécessaire dans une société démocratique ». Il constate enfin que la Cour estime qu’une obligation vaccinale poursuit des buts légitimes de protection de la santé et de protection des droits d’autrui et répond à un besoin social impérieux (CEDH, décision n° 47621/13 du 8 avril 2021, Vavricka c. République tchèque, paragr. 265 à 311) et admet cette ingérence si elle est justifiée par des considérations de santé publique et proportionnée à l’objectif poursuivi. “
En conclusion, nonobstant cet avis argumenté du Conseil d’État , le sujet est complexe.
En effet, il est suffisamment rare pour être souligné un considérant du Conseil d’État selon lequel il indique au prémisse de son avis (dans son considérant 4) avoir eu “moins d’une semaine pour rendre son avis” et affirme que “Cette situation est d’autant plus regrettable que le projet de loi soulève des questions sensibles et pour certaines inédites qui imposent la recherche d’une conciliation délicate entre les exigences qui s’attachent à la garantie des libertés publiques et les considérations sanitaires mises en avant par le Gouvernement.”
Ainsi, il convient de rappeler qu’il ne s’agit que d’un avis du Conseil d’État sur un projet de loi dont le fond sera certainement amené à être modifié à l’avenir de sorte qu’il ne faut pas prendre pour acquis l’interprétation faite par le Conseil d’État vis-à-vis des libertés publiques et ce d’autant plus qu’il insiste sur le fait qu’il s’agit de “questions sensibles pour certaines inédites qui imposent la recherche d’une conciliation délicate entre les exigences qui s’attachent à la garantie des libertés publiques et les considérations sanitaires mises en avant par le Gouvernement. “
En tout état de cause, si le “passe sanitaire” “passe” de la fiction à la réalité juridique, il lui reste du chemin à parcourir. Si le”passe sanitaire” a franchi une première étape, celui-ci sera (plus exactement la loi à venir ou les textes règlementaires) confronté aux “périples” judiciaires : la loi devra répondre certainement à un contrôle de constitutionnalité a priori ou a posteriori (par l’intermédiaire d’une question prioritaire de constitutionnalité) devant le Conseil Constitutionnel, mais également à un éventuel contrôle de conventionalité devant les juridictions de fond (judiciaires et administratives), tout comme les décrets qui risqueront d’être soumis à un recours pour excès de pouvoir.
La série juridique et judiciaire ne fait que commencer.
Avis sur projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire du Conseil d’État, Section Sociale, 19 juillet 2021, numéro 403.629